Lettre à la zapprenante que j'ai été

Mercredi 9 janvier 2019,


Chère Sophie-de-quand-tu-avais-6-ans,



Je ne sais pas exactement pourquoi je t'écris. Encore moins pourquoi je le fais publiquement sur ce blog. 

J'étais en train d'écrire un article sur un tout autre sujet (d'ailleurs il faudra que je m'y remette à un autre moment, car je m'amusais bien) et puis j'ai repensé à toi, enfin du coup à moi aussi, quand tu avais 6 ans, que tu étais en CP et que tu découvrais l'école élémentaire.

En fait ce n'est pas la première fois que je repense à toi et que j'ai envie de t'écrire à travers le temps.

Ah, au fait, avant d'oublier, je voulais te dire que tu avais raison quand tu voulais devenir maîtresse ! Quand tu es devenue grande, tu vas vraiment réaliser ce projet pour de vrai. Yeahhhh !!!

Oui, je sais, du haut de tes 6 ans ça te semble évident mais figure-toi qu'il y aura quelques détours entre adolescence et adulterie avant d'y arriver. Enfin l'essentiel est là : tu vas devenir maîtresse, tout va bien de ce côté là.


Par contre, et ça tu ne l'avais pas imaginé ma p'tite cocotte, figure-toi qu'il va falloir que tu retournes à l'école. Une école spéciale juste pour les maitresses (et les autres profs). On appelle ça "l'Espé".

Oui Sophie, tu as raison, "Espé" ça commence comme "espérance" mais ne te fie pas à ce hasard : il n'y a pas beaucoup d'espérance à mettre là dedans. Mais bon, si je commence à te raconter tout ça, on en a pour des heures et ça sera pas crès zéthique ni responsable.

Et pis après tout, si vraiment tu veux savoir comment ça sera quand tu seras à l'Espé, tu n'as qu'à lire un des articles que j'ai mis en ligne sur ce blog. Nanmaisoh, à un moment donné faut se sortir les doigts ;-)

Je voudrais juste te raconter que le premier jour à l'Espé, tu auras un cours de "Connaissance du métier" (la prof de cette matière sera d'ailleurs une des très rares qui enseignera "pour de vrai"). Elle vous accueillera tes petits camarades adultes et toi en vous demandant de réfléchir à cette question : "Pourquoi avez-vous choisi de devenir enseignant ?".

Vous serez plusieurs à évoquer des professeurs qui vous auront transmis leur envie d'apprendre ou qui vous auront communiqué leur enthousiasme pour leur matière. Vous partagerez des souvenirs positifs d'enseignants rencontrés.

Tu prendras la parole pour raconter à ton tour comment le fait d'avoir rencontré certains professeurs en particulier t'incite à vouloir te placer dans leurs pas avec l'espoir de transmettre à d'autres ce qu'ils t'ont transmis.

Sauf qu'au moment de commencer à parler, et alors que tous les enseignants rencontrés dans ta scolarité te reviendront en mémoire, avec un loooong cortège de souvenirs à partager, les mots s'étrangleront.

Car tu repenseras à lui. Appelons-le Monsieur M. Oui, tu as très bien compris de qui je veux parler : il s'agit de ton maître de CP.

Et au lieu de raconter des souvenirs positifs, tu essayeras, malgré ton souffle soudain devenu court, de témoigner qu'en réalité on peut aussi vouloir devenir professeur pour NE SURTOUT PAS reproduire ce que nous avons vécu en tant qu'élève.

Tu raconteras donc, ô Sophie-qui-a-eu-6-ans, ce que tu as vécu pour ta première année à la "grande école"...

Tu essayeras en tout cas, car même après tout ce temps, tu ressentiras encore des bouffées de violence et tu seras incapable d'aller au bout de ton propos. Tu sortiras en larmes de la salle de cours et tu te retrouveras en larmes, hurlant ta colère et ta rage, retrouvant intact ce sentiment d'injustice et de bêtise humaine que tu as ressenti à 6 ans.

Remonteront en toi, comme un intarissable vomissement de souvenirs longtemps enfouis mais jamais oubliés, ce que tu as vécu : le mépris quotidien de Monsieur M. parce que tu savais déjà lire depuis 2 ans lorsque tu es entrée en CP et que pour lui ce n'était pas "normal" ; les pages de cahiers déchirées, et les mêmes exercices refaits 5 fois de suite juste pour t'occuper et retarder au maximum le moment où tu serais enfin autorisée à aller prendre un livre dans la bibliothèque de la classe pendant que les autres élèves finissaient leur travail ; la violence verbale et celle physique, parfois, des coups de règle quand tu lui tenais tête - violence probablement redoublée par le fait que tu refusais de baisser la tête quand il te le demandait. Oui, je crois qu'il n'a jamais supporté que tu n'aies pas peur de lui.

Je voulais juste te dire l'essentiel : tu avais raison, sa façon d'enseigner, sa façon d'être en fait, était inacceptable et inexcusable.

Mais rappelle-toi que tu vas devenir maîtresse un jour. Et ce jour là, tu vas pouvoir construire une autre relation avec tes zapprenants. Tu n'auras aucune baguette magique et tu te poseras 453 768 questions existentielles chaque jour MAIS, tu n'oublieras jamais que les deux mamelles de la relation pédagogique sont le respect et le plaisir.

Le respect entre eux comme pour toi, le respect pour leur travail comme pour le matériel, le respect pour les autres adultes comme pour les autres élèves de l'école. Mais aussi, avant tout, le respect que TU leur DOIS.

Et puis le plaisir... Celui que tu vas essayer de contribuer à leur insuffler : celui d'arriver à l'école, celui de vous retrouver tous les matins en classe, celui d'apprendre, celui d'avoir essayé, celui d'avoir progressé, celui d'avoir compris, celui d'avoir aidé, celui d'avoir reçu de l'aide, celui d'avoir rigolé, celui d'avoir chanté, celui d'avoir lu, celui d'avoir écrit, celui d'avoir réfléchi, celui d'avoir joué, celui d'avoir questionné...

Je te le promets, Sophie-de-quand-tu-avais-6-ans, tu feras bieeeeeeen des erreurs, mais tu ne risques pas d'oublier ce que tu as appris à cause grâce à Monsieur M. Et c'est au fond la meilleure façon de te venger de lui.

Prends bien soin de toi, et n'oublie pas que toutes les blessures finissent par guérir quand on prend le temps de les soigner correctement. Si si, je te jure !

En attendant, merci de continuer à m'accompagner chaque matin à l'école.


Signé : Sophie-qui-a-plein-de-cernes-mais-aime-son-métier-comme-jamais-grâce-à-toi


#Blablaprof


3 commentaires:

Fanny3801 a dit…

Maîtresse Sophie
Je suis bouleversee par ton histoire qui fait écho à ce que mon fils vit du haut de ses 6 ans, différemment certes....
Merci pour ton témoignage
Merci
Tu as protouchetouchee touché mon cœur avec tes mots.

Anonyme a dit…

Bonjour,
C'est la première fois que je lis ce témoignage qui me correspond totalement. Je tiens à préciser que cela fait longtemps que j'enseigne mais je n'ai jamais perdu de vue que ce qui tient un prof c'est le respect et le plaisir. Moi aussi, proche de la retraite, j'ai vécu des choses difficiles à l'école, quand j'étais enfant. Il ne faut pas oublier, quand même, que certains enfants aujourd'hui ne sont pas du tout traumatisés et n'ont peur de rien. Ils ne correspondent pas du tout à nous étant enfant. Dans ce contexte, le plaisir passe au second plan. En discutant avec les collègues, on peut trouver des sanctions qui fonctionnent, à condition que les parents suivent...

Adrien83 a dit…

Bonjour,

Ce témoignage fait écho à ce que j'ai vécu un peu plus tard au collège et qui m'a donné envie de devenir professeur de mathématique. J'ai eu le droit à la même question à l'ESPE il y a 3 ans. Je n'ai eu droit qu'a un regard confus de l'enseignant-formateur qui semblait avoir du mal à comprendre cette envie de faire mieux qu'un professeur qui nous a profondément meurtri dans notre scolarité.

Merci pour ce partage qui doit probablement en rassurer plusieurs sur leurs motivation à devenir enseignant.