Irréalité

24 HEURES APRÈS L’IRRÉEL


Pour la première fois, je commence à écrire sans savoir exactement si je vais rendre ceci public, le partager seulement avec mes proches ou juste le garder pour moi.

Je ne sais qu'une chose : j'ai besoin d'écrire car c'est ma façon d'aller au bout de la relecture de ce que je vis et ressens.
Et hier, j'ai vécu une journée différente des autres. Une journée que j'ai plus que jamais besoin de relire. Donc une journée que j'ai plus que jamais besoin d'écrire et de décrire pour ne pas oublier.

Cette journée avait commencé par un rendez-vous plus ou moins classique avec mon médecin traitant, si ce n'est que c'était ma première téléconsultation. Le format était plutôt rigolo finalement car la webcam de mon docteur était cadrée uniquement sur son front et ses cheveux pendant les 3/4 de la consultation, ce qui me faisait sourire toute seule (je rappelle mon âge mental : 7 ans 3/4) en même temps que j'essayais de garder mon sérieux pour répondre à ses questions.

Jusqu'au moment où j'ai toussé : une simple toux de quelques secondes qui a été le premier battement d'aile du papillon de cette journée.



Irréel - Acte I


En entendant le bruit de ma toux, mon médecin a sursauté et m'a demandé depuis quand je toussais ainsi. Je vous la fais courte : alors que ce n'était pas du tout l'objet initial de la consultation, j'ai bien senti qu'elle réorientait complètement l'axe de son questionnement.

Jusqu'à ce moment, que je n'avais pas vu venir, où elle m'a informé qu'elle estimait vraisemblable au vu de différents symptômes que j'aie attrapé le covid (putain mais plus mainstream tu meurs...) et souhaitait que je me rende au centre médical de ma ville dédié à la prise en charge et au suivi de cette maladie.

Putain, merde, 4 semaines de confinement total en appart, sans jamais prendre l'air à l'exception de 2 sorties ravitaillement en mode commando-des-gestes-barrière pour... ça ?

Irréelle confirmation que nous ne sommes vraiment rien, mais alors rien du tout, face à l'infiniment petit...

Irréel - Acte II 

 

Deux heures plus tard, j'étais donc au centre covid (comprendre : dans le centre sportif de ma ville, réorganisé en mode bunker à virus) et cela me semblait encore improbable. 
Le sas de décontamination.
Les gants.
Les masques.
Les sièges dans la salle d'attente, espacés de plus de 5 mètres les uns des autres, qu'un employé avait la responsabilité de venir intégralement désinfecter après chaque patient, ainsi que toute la zone au sol sur un rayon de 2 mètres.
Sensation d'être une bombe humaine ambulante.

Tout était chirurgicalement organisé et je n'arrivais pas à déterminer dans quelle mesure ça me rassurait ou faisait augmenter mon anxiété.

Nous n'étions jamais plus de 2 ou 3 à attendre en même temps et dans les regards que nous échangions entre nous, par dessus nos masques chirurgicaux, il y avait quelque chose de l'ordre du questionnement : lequel de nous a vraiment le covid ? Est-ce que cet homme qui a l'air de beaucoup tousser aura des complications graves ? Est-ce que cette femme au regard si fatigué s'en sortira et pourra un jour rire de la frousse qu'elle ressent probablement ?
Nous nous dévisagions mutuellement comme si nous étions des cow-boys et cow-girls évaluant qui dégainerait le premier son covid de son colt.

Irréelle demi-heure d'attente dans le hall du palais des sports, où les affiches rappelant les procédures de désinfection des mains côtoyaient les affiches des matchs de basket sur lesquelles quelqu'un avait pris la précaution d'apposer la mention "annulé".
Au cas où ce ne serait pas clair pour tout le monde, probablement.


Irréel - Acte III

 

Lors du deuxième rendez-vous médical de la journée, après m'avoir examinée et questionnée, le médecin a décidé de me faire un électrocardiogramme. Curieusement, lorsqu'elle m'a dit ça, j'étais presque contente : cela apportait une petite bulle de fantaisie exotique bienvenue dans la montée progressive du taux d'angoisse au m².
Rassurée sur le côté indolore de la chose, j'étais surtout curieuse de voir exactement comment ça marchait.

Le médecin, elle, a eu l'air perplexe face aux premiers résultats. J'ai essayé de comprendre ce qui n'allait "pas" mais j'ai pas vraiment compris ce qu'elle me disait. Faudrait que je pense à regarder un "C'est pas sorcier" pour me mettre à jour sur l'anatomie cardiaque d'ailleurs, car là, clairement, j'aurais bien eu besoin d'une maquette et des explications de Jamy.

Deuxième tour de manège d'ECG, donc, pour revérifier toussa toussa.
Là, les battement d'ailes du papillon se sont soudain accélérés : coup de fil du médecin au SAMU, arrivée des pompiers, arrivée du SAMU.

En moins de 15 minutes, l'atmosphère sereine que le médecin avait essayé d'établir depuis le début pour atténuer mon anxiété avait volé en éclats avec l'arrivée d'une dizaine de personnes avec tout l'arsenal de protection imposé par le coronavirusdemesdeux. C'est bien simple, je ne voyais que des paires d'yeux.

Des paires d'yeux avec beaucoup beaucoup de matériel. Beaucoup trop pour quelqu'un d'angoissé comme moi.

Des paires d'yeux qui me collaient de nouveaux électrodes sur tout le corps, me faisaient une prise de sang, me prenaient la tension, mesuraient le rythme cardiaque, analysaient en temps réel chaque élément et remplissaient consciencieusement des compte-rendus en direct tout en échangeant entre eux sur les premiers éléments du diagnostic.

Moi, j'étais là mais je n'étais plus là : j'étais noyée d'angoisse dans cette mare d'yeux flottants au dessus de moi.

Je n'avais toujours pas compris comment j'étais arrivée du point A (la téléconsultation routinière du matin) au point B (la consultation covid) que le camion de pompiers m'emmenait déjà au point C :  une paire d'yeux m'a expliqué rapidement que les différents examens montraient "des anomalies cardiaques" qui justifiaient une prise en charge immédiate aux urgences.

Irréelle prise de conscience qu'on est bien peu de choses dans ces moments là et qu'il faut accepter de laisser d'autres personnes décider pour moi dans ce saut vers l'inconnu.

Irréel - Acte IV

 

Lorsqu'un pompier est monté à l'arrière du camion avec moi et a très rapidement commencé à engager la conversation, la part reptilienne de mon cerveau a pris le dessus sur la part adolescentine : clairement l'objectif de ce papotage était de me changer les idées pour m'aider à gérer l'anxiété et la douleur et s'assurer que je reste consciente tout le long du trajet.

Pas de fantasme possible : j'étais sur un brancard, à moitié dénudée, couverte seulement par mon écharpe (putain heureusement que j'avais pris cette grosse écharpe !), recouverte d'électrodes, les bras jaunis par la bétadine dont j'avais été badigeonnée pour les premiers prélèvements.
J'ai eu une rapide pensée de compassion pour l'adolescente fascinée par les pompiers que j'ai été à l'époque de fût-un-temps : je ne pouvais même pas vérifier si ce pompier était un canon comme ceux que je zyeutais dans les bals du 14 juillet avec mes cops de lycée. Les différents éléments de protection qu'il portait ne laissait entrevoir que ses yeux.

Il a donc entamé la conversation en me posant des questions sur mon métier, mon école, comment se passait la continuité pédagogique etc. et en apprenant que j'enseignais en CE1 s'est exclamé qu'il avait justement des questions car il avait du mal à aider la fille de sa compagne pour ses devoirs car la méthode de soustraction était pas la même que celle qu'il connaissait.

Irréels instants où je me suis retrouvée à expliquer à l'arrière d'un camion de pompiers la technique opératoire de la soustraction posée par cassage de dizaines, en griffonnant sur un brouillon de compte-rendu d'intervention pour qu'il puisse aider sa belle-fille à faire les devoirs.
Et surprise de réaliser à quel point cela me faisait du bien de retrouver une situation d'enseignement pour de vrai et à quel point ça m'apaisait. Même le temps de quelques minutes de trajet, à moitié-dénudée, surbétadinée et recouverte d'électrodes.

Irréel - Acte V

 

Arrivée aux urgences. Salle de déchocage (rien qu'entendre ce mot prononcé, personnellement, ça m'a fait un choc). Encore une auscultation. Encore un électrocardiogramme. Et le cardiologue qui m'annonce un bilan complet pour vérifier ce qu'il en est.

Et au milieu de mon angoisse à la dérive, un fou-rire nerveux en voyant arriver un grand gaillard ressemblant à un cocon de ver à soie géant tellement il était emmitouflé dans sa surblouse jetable et portant un masque de plongée sur son visage. C'était l'infirmier chargé de réaliser les différents prélèvements et test-covid.

Il a dodeliné de la tête comme s'il n'était pas surpris de me voir pouffer. Pour la petite histoire, le masque de plongée, c'était le sien, qu'il avait récupéré dans son garage et que sa femme avait bricolé en suivant un tuto trouvé sur le net. Tout ça pour essayer de pallier le manque de matériel disponible dans les hôpitaux.

On a papoté de sa passion de la plongée et des spots qui le faisaient rêver pendant qu'il cherchait désespérément une veine dans le dos de ma main et j'associerai désormais à jamais le golfe d'Ajaccio au moment où il m'a enfoncé consciencieusement un long écouvillon dans le nez pour faire le test du covid.

Irééel instant d'évasion et de rires face à l'absurde de la situation avec cet infirmier qui, lui,  y est confronté quotidiennement.


Irréel - Acte VI

 

En attendant les résultats, le médecin m'a proposé de m'installer dans un box pour pouvoir récupérer au calme.

Au calme, c'était relatif dans la mesure où il n'a jamais été prouvé qu'un simple rideau suffise à isoler suffisamment pour garantir le silence ou au moins le secret médical. Pendant les heures que j'ai passé dans ce box, j'ai donc tout entendu des plaintes de douleur, des consultations médicales, des échanges téléphoniques stressés aux proches, des signes de sénilité de ce patient deux boxs plus loin.

Mais c'est en entendant les personnels soignants se parler entre eux que j'ai eu l'impression fugace d'être transportée dans notre salle des maîtres et de retrouver mes collègues.
Je me suis amusée à les écouter changer instantanément leur niveau de langage selon qu'ils étaient avec un patient ou avec un collègue. Tout comme nous sommes capables d'abandonner notre langage crès contrôlé d'enseignant-en-présence-de-zapprenants pour utiliser un langage cru bien moins éduscolocompatible à peine la porte de la salle des maitres refermée.

Irréelle sensation de fraternité interprofessionnelle.

Irréel - Acte VII 


Pendant les heures d'attente, je ne pouvais que rester sur le dos. Branchée de partout je pouvais difficilement changer de position.

Alors autant dire qu'il n'a pas fallu longtemps que mon attention se focalise sur l'état de crasse avancé du box, les filaments de poussière descendant du plafond, les boites de gants vides, les prises cassées, les rangements détériorés. On n'était pas loin de l'urbex.

Le robinet était cassé et gouttait. J'ai calculé qu'il tombait environ 5 gouttes en 6 secondes. Alors pendant des heures je me suis fait des problèmes mathématiques dans tous les sens, des exercices de calcul mental et de grandeur et mesures pour calculer le nombre de gouttes (par minute, par quart d'heure, par demi-heure, par heure...) et le volume d'eau que cela représentait (par minute, par quart d'heure, par demi-heure, par heure...)...

Mais le plus glauque finalement ça a été d'entendre au détour d'un couloir un soignant dire à son collègue qu'il était toujours épuisé et bien malade, vraisemblablement atteint lui-même du covid, mais qu'il n'avait pas encore pu être testé, l'hôpital ayant trop peu de tests disponibles. Pourquoi, putain, pourquoi ?

Irréelle colère teintée d'incrédulité face à l'état lamentable dans lequel nous avons laissé sombrer nos hôpitaux et ceux qui y travaillent.

 

Épilogue - Le jour d'après

 

Il n'y a pas d'épilogue. C'est bien simple : la vie continue et elle est belle tant qu'elle continue.

Aujourd'hui, je suis revenue à ma vie réelle (aussi confinée soit-elle), sans cathéter, sans perfusion, sans ECG, sans tensiomètre, sans saturation de l'oxygène, sans prises de sang, sans blouse ni surblouse, sans gants, sans masque de plongeur, sans lunettes de protection, sans infirmier, sans médecin, sans aide-soignante, sans pompier, sans sonnette d'alarme, sans électrodes sur le corps, sans brancard, sans blouse ouverte dans le dos et sans sentiment de solitude exacerbé.

Il ne m'en reste qu'un sentiment de gratitude éternelle pour la vie, pour ceux qui permettent qu'elle continue, pour les regards rassurants offerts généreusement dans les moments les plus anxiogènes ou douloureux.

Il m'en reste aussi une perplexité sur les moyens donnés à nos hôpitaux pour faire face à leur fonction, et ce indépendamment d'ailleurs de la situation de crise actuelle : l'état de délabrement et le manque de matériel était largement antérieur.
Cela fait écho au manque de moyens que nous connaissons dans l'éducation nationale ou dans d'autres fonctions régaliennes de l'état mais allez savoir pourquoi - peut-être à cause de ce sentiment de fragilité totale que je ressens à chaque fois que je me retrouve à l'hôpital - cela me choque et me heurte encore plus dans ce domaine. Viscéralement, je ne comprends pas et ne peut pas comprendre.
J'ai juste envie de demander des comptes.

Et, pour ce qui concerne l'objet initial de ce blog : il me reste enfin de cette journée irréelle la conviction plus que jamais chevillée au corps que j'ai bien fait de me reconvertir professionnellement pour exercer un métier qui a du sens et qui me porte, y compris dans les moments où je ne l'attendais pas.

J'espère maintenant que le papillon continuera à faire flap-flap-flap de ses ailes pour remuer en moi tout ce qui a besoin d'être secoué pour que les choses aient un sens.


#Blablaprof


7 commentaires:

Adrienne a dit…

j'ai lu ça avec émotion, comme si on se connaissait "en vrai", alors que je ne suis que fan de votre blog ;-)
amicalement

Dominique a dit…

Merci pour ce témoignage que j'ai lu d'une traite, anxieuse de connaître la suite et la fin...qui se termine "bien".
À bientôt pour de nouvelles aventures !

Unknown a dit…

J'aime beaucoup ta façon d'écrire... cette fluidité que j'envie. J'ai été de chaque côté de ce que tu racontes... soignante et accidentée. Je comprends si bien ton analyse et je trouve que tu es un porte parole extraordinaire, une militante même pour les autres. N'oublie pas que je veille avec Jérôme... prends bien soin de toi. Avec toute mon affection

maîtresse Sophie a dit…

Et bien tu m'as scotchée, ce que tu écris et tellement vrai et grâce à tes mots je me suis sentie transportée dans ta tête et dans toutes les situations que tu as décrites. BRAVO! Je suis ravie que tu ailles mieux. Par ce récit je viens de découvrir ton blog et franchement encore une fois bravo. Surtout continue nous avons besoin de VOIX comme la tienne.

Sophie (encore une!)

provence a dit…

Récit très émouvant. Oui, l'écriture est parfois salutaire, à ne pas oublier en ce moment où chacun de nous a, me semble-t-il un chemin à parcourir. Bravo pour ce texte et soulagée que vous alliez bien. La vie continue pour beaucoup, heureusement mais tout peut aussi basculer très vite. Ça aussi, à ne pas oublier... J'espère que là-haut, ils y penseront avant de nous renvoyer devant des élèves sans que nous prenions ou fassions prendre des risques inutiles à tout le monde... Affaire à suivre bien sûr...
Concernant l'écriture, j'ai proposé tous les jours des petits exercices à mes élèves sous forme de jeux, comme nous faisions en classe. Certains y tiennent et s'y raccrochent. Très bon rétablissement.

Anonyme a dit…

Merci pour ce partage de vie.
C'est en ce moment que l'on se rend compte de la misère dans laquelle travaille le personnel hospitalier mais c'est toute l'année ainsi (ma fille infirmière sans masque pendant 2 semaines puis 1 par jour!!).
Pour nous enseignants ce n'est pas mieux : ils veulent réduire les inégalités en nous mettant face aux élèves dès le 11 mai. Nous serons ainsi des gardiens d'enfants pendant que l'économie se remettra en marche. Il faudrait penser à tous ces enfants sur le bord de la route en mettant plus de moyens dans l'éducation.
Prenez soin de vous.
Bien amicalement
Françoise

Unknown a dit…

Trois ou quatre larmes sur mes joues... Merci... Infiniment.
Je suis infirmière depuis 26 ans.
Assise aux côtés de mon petit garçon qui entrera à l'école en septembre (si le "microbeu qui rend les gens malades" nous le permet), je le regarde jouer avec ses tracteurs rouges et verts aux roues jaunes. Je pense souvent à sa future "maîtresse" (et oui, le maître qui travaille dans l'école enseigne aux GS, il faudra attendre un peu pour le Monsieur).
Je pense d'autant plus à ses futures enseignants que je suis devenue infirmière scolaire il y a 14 ans...
Alors quand je lis votre blog, je revois nos salles des maîtres aux heures de midi... Quand je lis votre texte, je me revois dans les services hospitaliers et hospitalisée dans les services.
Et tout y est!
Ok, je suis fille de prof, soeur de prof et j'ai été "rattrapée" par "l'Educ Nat". Je n'étais pas si étrangère que ça à votre monde. Et puis surtout, comme vous l'écrivez si bien, ces deux mondes (médical et scolaire) sont cousins germains.
Me reste une interrogation: En dépit de la bonne volonté des uns et des autres, comment se fait-il que ces 2 cousins communiquent parfois si difficilement?
Merci "de vous", continuez à nous faire sourire, grincer des dents et parfois verser une larmichette à vos cotés!
A bientôt, maîcresse!
Sandrine